Les gamètes congelés de son mari, mort en juillet 2015, seront envoyés en Espagne
Le refus par les autorités françaises d’exporter les gamètes congelés de Nicola Turri en Espagne, en vue de l’insémination post mortem de sa veuve, Mariana Gomez Turri, est« une atteinte manifestement excessive au droit au respect de la vie privée et familiale », protégé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Dans un arrêt, publié mardi 31 mai, le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative française, a tranché en faveur de la jeune femme espagnole, qui se bat depuis le décès de son mari, en juillet 2015, pour obtenir ce transfert. L’insémination post mortem est autorisée en Espagne, le pays d’origine et de résidence de Mme Gomez Turri. Cependant, le couple vivait en France quand Nicola Turri, lui de nationalité italienne, est tombé gravement malade d’un cancer. Avant sa chimiothérapie, qui risquait de le rendre stérile, il avait fait congeler ses gamètes. Ils sont conservés à l’hôpital Tenon à Paris. Or, la loi française proscrit l’insémination post mortem, ainsi que l’exportation de gamètes pour des usages non conformes à la loi française. Le Centre de conservation des oeufs et du sperme (Cecos) de l’hôpital Tenon – qui les avait gardés dans l’attente d’une décision de justice – a désormais huit jours pour les envoyer dans une clinique espagnole. Mme Gomez Turri doit faire pratiquer l’insémination au plus tard un an après la mort de son mari si elle veut voir le lien de filiation reconnu.
« Liberté fondamentale »« C’est une décision extraordinaire relative à un contexte très particulier, commente Me David Simhon, l’avocat de Mme Gomez Turri. Elle ne remet pas en question la loi française.»
L’assemblée du contentieux du Conseil d’Etat, formation la plus haute de l’instance, a suivi l’argumentation de la rapporteure publique Aurélie Bretonneau. Les juges ont estimé que le projet commun du couple a été empêché par la dégradation brutale de l’état de santé de M. Turri. « Seuls les gamètes stockés en France (…) sont susceptibles de permettre à Mme Gomez, qui réside désormais en Espagne, de poursuivre le projet parental commun qu’elle avait formé, dans la durée et de manière réfléchie, avec son mari, détaille l’arrêt. Dans ces conditions, et en l’absence de toute intention frauduleuse de la requérante(…), le refus qui lui a été opposé(…) porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. » Mme Bretonneau avait également souligné que l’enfant potentiel, né d’un couple italo espagnol, n’aurait pas de lien avec la France. Le Conseil d’Etat précise que les dispositions du code de la santé publique qui proscrivent l’insémination post mortem « ne sont pas incompatibles avec les stipulations de la Convention européenne des droits de l’homme », car elles relèvent« de la marge d’appréciation dont chaque Etat dispose».
L’interdiction française est fondée sur plusieurs arguments.« Protection de l’intérêt de l’enfant qui serait délibérément privé de père, outre le poids psychologique et social qui pèserait sur lui d’être dans la position d’enfant né d’un deuil ; protection de l’intérêt de la mère qui déciderait d’entreprendre une grossesse seule, alors qu’elle se trouve dans un état de vulnérabilité psychologique », écrivait l’agence de biomédecine dans son mémoire envoyé au Conseil d’Etat.« Je dirai [à l’enfant] que son père le voulait, et qu’il y a eu un accident, expliquait de son côté au Monde Mariana Gomez Turri le 22 avril. C’était notre désir fondamental.» La décision du Conseil d’Etat, qui n’est pas susceptible d’appel, est un nouvel exemple du rôle décisif de la Convention européenne des droits de l’homme dans les affaires de bioéthique. L’arrêt comporte en outre une« avancée jurisprudentielle essentielle», selon Me Simhon. Selon leConseil d’Etat, le juge des référés (qui avait été saisi en première instance par Mme Gomez Turri) doit contrôler les décisions contestées non seulement au regard du droit français, mais aussi des conventions internationales, en particulier de la Convention européenne des droits de l’homme.
gaëlle dupont